il y a une obstination douce chez cette femme-là.
Après le grand vent de 1968, Françoise Pasquis-Dumont forme des enseignants à
l'Institut de recherche sur l'enseignement des mathématiques (IREM) de Rouen,
tout en faisant un bout de chemin avec des chercheurs brillants et imaginatifs,
dont le mathématicien hongrois Dienes.
(NDLR: et Marcel Dumont ,son mari)
Au début des années 80, quelque chose change dans le discours des enseignants qu'elle
forme...
« C'est très intéressant, votre approche novatrice des maths,
mais comment l'appliquer quand on me lance une éponge dans le dos ? », lui demande-t-on.
« Ils se sont mis à me raconter des situations de violence incroyables, c'était un autre
monde »,se souvient-elle.
« Alors j'ai choisi de venir ici et d'y rester », dit Françoise Pasquis-Dumont.
Cela fait maintenant près de treize ans.
(NDLR : elle y restera 16 ans...)
Dans son bureau du collège Robespierre de Saint-Etienne-du-Rouvray,
une banlieuedéfavorisée de Rouen(Seine-Maritime), Françoise Pasquis-Dumont parle de
la violence des années 80, celle qui s'est développée dans les classes ghetto,
comme les CPPN
(classes préprofessionnelles de niveau).
Ici, il n'y en a plus, pas plus que de SES (section d'éducation spécialisée),
« parce que cela suffit de faire l'amalgame entre l'incompétence linguistique et
l'incompétence scolaire »,dit-elle.
« RÉSISTANCE SOCIALE »
Dès 1982, année de son arrivée dans le collège, celui-ci fait partie des établissements
tests qui appliquent« la rénovation Legrand » fondée notamment sur la pédagogie
différenciée.
« C'était le levier de tout. Pendant des années nous avons eu un projet d'établissement,
sans savoir quecela s'appelait ainsi », dit-elle.
De son expérience de prof, Françoise Pasquis-Dumont a gardé la conviction que l'on
pouvait toujours« s'appuyer sur l'intelligence des jeunes et la valoriser ».
Enseignante dans un établissement de centre-ville dans les années 70, elle se rappelle
« la grande souffrance d'enfants, d'origine modeste, de ne pas savoir faire une division ».
Depuis longtemps, elle a l'impression de faire « un travail de résistance sociale dans
une guerre d'exclusion ».
Le débat sur le métier d'enseignant « transmetteur de savoir » ou « assistante sociale »
ne l'intéresse guère. Ici on aide les enfants ou les adolescents, par tous les moyens.
« Parfois c'est ce qui se passe avant 8 h 25 qui explose en eux, ou dans la classe. »
« Comme en pédagogie, c'est le raccourci qui m'a toujours préoccupée :
comment atteindre efficacement les jeunes qui en ont besoin ? », n'a cessé de se
demander Françoise Pasquis-Dumont.
Cela se fait par la découverte, par exemple,
du forum-théâtre, où des jeux de rôles qui
permettent à chacun de trouver sa place,
voire de désamorcer des conflits.
Les élèves ont également engagé avec un sociologue
lyonnais, Jean-Pierre Bonafé-Schmitt,
un travail et une formation sur la médiation scolaire,
c'est-à-dire sur le moyen de gérer des situations
de violence entre élèves.
Les actions de prévention avec « quelqu'un de très intelligent des
renseignements généraux »,
la large ouverture du collège aux parents,
le travail avec les associations du quartier,
la réfection complète de l'établissement
et surtout une coopération sans faille entre tous les adultes de
l'établissement,créent ici une ambiance particulière.
« Ici ça va, mais si tu te promènes le soir dans la cité du Château blanc, tu reviens
tout nu », prévient Amafaline, une élève de quatrième. « PERSONNE N'EST À L'ABRI »
Malgré ce travail de fond, inscrit dans le temps, personne n'a réussi à endiguer une vague
de violence venue submerger l'établissement en 1992.*
Rodéos de voitures, véhicules incendiés, trafic etconsommation de drogue sous les yeux
des élèves, dans le « Parc central » devant l'établissement,tout y est passé.
« L'horreur », résume Sylvie Hagiwara, secrétaire du principal, qui anime,
avec un professionnel, un atelier de danse tous les vendredis pour des élèves de quatrième.
« Dès qu'il y a une brèche, il faut colmater tout de suite, ne pas attendre. Sinon la pente
est trop difficileà remonter », assure Sylvie. Pour cette mince jeune femme blonde, quand
on travaille dans un quartier difficile « on ne peut pas en rester aux méthodes traditionnelles ».
« On est toujours sur le fil, demain tout peut craquer, restons modestes », dit-elle.
Cette modestie est partagée par les enseignants.
« Personne n'est à l'abri de la violence, et pourtant il me semble que si cela se reproduisait
aujourd'hui nous serions mieux armés », estime Nicole, enseignante de lettres depuis cinq
ans dans le collège.
La durée, voilà l'un des éléments-clés, selon elle : « C'est la première année qui est dure,
les élèvesdemandent si on reste l'année suivante, ils testent. »
Quand elle a pris son poste, elle a fait cours pendant tout un trimestre avec la porte
ouverte, en envoyant de temps à autres deux ou trois élèves incontrôlables
à une collègue dans une salle voisine.
« Au moins ici on peut se parler, personne n'a honte d'avoir des difficultés au départ »,
juge-t-elle.
Pour Sabine, 30 ans, ce n'est jamais agréable de « se faire traiter de salope ou de
conne.
Mais il faut rester ici, l'école est la seule planche de salut pour ces enfants ».
Mercredi 7 février, cela fera cinq jours que le collège Robespierre est en grève.
Parce que, sans doute en raison du calme qui règne dans l'établissement,
soixante-douze heures d'enseignement doivent être supprimées à la rentrée prochaine,
« mettant en péril le projet d'établissement ».
BEATRICE GURREY
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